(où, décidemment, Marcel fréquente du bien beau monde).
Entre 1900, date de sa première venue à Paris pour l’Exposition Universelle et 1904, Picasso fait plusieurs allers et retours entre la capitale française et son Espagne natale. Il a 23 ans, en 1904, lorsqu’il revient à Paris et s’installe au Bateau Lavoir, à 200 mètres de la Place du Tertre. En 1905, en pleine période rose, il peint la toile l’Arlequin au verre (encore intitulé Au Lapin Agile), dont il fera cadeau à Frédé, propriétaire des lieux. En 1912, Frédé, dans le besoin, revendra le tableau pour une somme dérisoire. Lorsqu’il fréquente le Lapin Agile, Picasso rencontre Marcel Legay, même si celui-ci s’y produit un peu moins souvent depuis qu’il est directeur artistique du cabaret Les Noctambules, au Quartier Latin, où il a amené avec lui nombre de ses petits camarades chansonniers montmartrois.
Pablo Picasso : Au Lapin Agile, 1905
Metropolitan Museum of Art, à New-York
D’après la notice du Metropolitan Museum of Art : « comme la toile était destinée à être exposée dans une salle plutôt encombrée et enfumée, la composition de Picasso est conçue un peu à la manière d’une affiche. Il aligne les verres et les personnages – chacun d’eux couvert d’un chapeau, vu de face, puis de profil – selon une diagonale qui aboutit à un guitariste assis : Frédé (Frédéric Gérard), le propriétaire du Lapin Agile. Le personnage qui se tient au comptoir est Picasso lui-même, habillé en Arlequin mélancolique et décharné, vêtu du typique costume à losanges colorés et couvert du non moins typique chapeau triangulaire. Derrière lui, de profil, lourdement maquillée, les lèvres pulpeuses, un modèle, Germaine Pichot, archétype de la femme fatale, vêtue d’une robe orange plutôt voyante, avec collier de perles ras de cou, boa et chapeau à plumes. En 1901, un amour non partagé pour Germaine avait conduit au suicide Carlos Casagemas, un ami très proche de Picasso ; un mélodrame qui a continué à hanter Picasso plusieurs années durant ».
Mais un autre tableau retient notre attention. II a été peint par Picasso quelques années plus tard, en 1912, au tout début de sa période des collages. Il s’agit de la toile Guitare, partition et verre de vin (ou Guitar and Wine Glass), 1912, qui fait partie de la collection permanente du McNay Art Museum de San-Antonio, Texas, USA.
Pablo Picasso : Guitar and Wine Glass, 1912
The McNay Art Museum, San Antonio, Texas
La toile est un hommage à la musique, aux musiciens et au cabaret. En la regardant de plus près [1], on s’aperçoit que le morceau de feuille de musique collé ici est le bout d’une partition de Marcel Legay. Il s’agit d’une chanson populaire, intitulée Sonnet, que celui-ci a composée 1892 sur le texte du célèbre Sonnet à Marie (1555) de Pierre de Ronsard. La chanson a été « chantée aux Soirées Artistiques à l’Eldorado » par Marcel Legay lui même et reprise de nombreuses fois à l’occasion de ses passages dans les divers cabarets artistiques parisiens. Et plus particulièrement au Lapin Agile, accompagné à la guitare par Frédé et parfois même avec quelqu’un au violon. Pour évoquer cette référence à la musique populaire, Picasso ne choisit pas la page de couverture de la partition, trop explicite, mais plutôt la dernière page et encore n’en découpe-t-il que le coin inférieur gauche. Mais le fait qu’il s’agisse de Marcel Legay plutôt que l’un des quelques trente autres chansonniers qui se produisent alors dans les cabarets parisiens n’est sûrement pas anodin. A cette époque, Marcel Legay, doyen des chansonniers, âgé de 61 ans, est extrèmement célèbre, et célèbre non seulement à Montmartre et au Quartier Latin, mais dans tout Paris et même dans toute la France grâce à la diffusion de ses nombreux petits-formats, et même encore dans certaines villes européennes où il fait des tournées à succès. Il est l’archétype du chansonnier montmartrois populaire [2], et c’est à ce titre que Picasso le choisit à travers le petit bout de partition qu’il colle sur sa toile.
A partir de novembre 1912, Picasso intègre directement dans l’espace de la toile divers éléments sous forme de collage. Il peut s’agir de papier de diverses formes et couleurs, de morceaux de tapisserie murale, des fragments de journaux et de bouts de partition. Au-delà de l’innovation artistique elle-même, l’intention de Picasso est de jouer avec les représentations des formes et des mots de façon signifiante. Le journal tronqué qui traite, dans sa version intégrale, de la guerre des Balkans permet certes d’évoquer son opposition pacifiste mais il est aussi une allusion claire (La bataille s’est engagée…) à la lutte culturelle dans laquelle l’artiste est directement impliquée pour faire avancer ses conceptions cubistes. De même, son intérêt pour la musique est ici évoqué par un morceau de guitare et un bout de partition, et à travers ce bout de partition, c’est le compositeur chansonnier Marcel Legay qui est honoré.
Ci-dessous, le Sonnet à Marie de Pierre de Ronsard :
Sonnet à Marie
Je vous envoie un bouquet que main
Vient de trier de ces fleurs épanouies ;
Qui ne les eût à ce vêpres cueillies,
Chutes à terre elles fussent demain.
Cela vous soit un exemple certain
Que vos beautés, bien qu’elles soient fleuries,
En peu de temps cherront, toutes flétries,
Et, comme fleurs, périront tout soudain.
Le temps s’en va, le temps s’en va, ma dame
Las ! le temps, non, mais nous nous en allons,
Et tôt serons étendus sous la lame ;
Et des amours desquelles nous parlons,
Quand serons morts, n’en sera plus nouvelle.
Pour c’aimez-moi cependant qu’êtes belle.
Pierre de Ronsard
Poème classé dans Amour, Beauté, Carpe diem, Pierre de Ronsard, Sonnets
Les illustrations suivantes montrent la partition Sonnet de Pierre Ronsard, musique de Marcel Legay, L. Bathlot-Joubert editeurs, Paris, utilisée dans le collage : couverture, première et dernière page. C’est le coin inférieur gauche de cette dernière page qui a servi pour le collage.
Nous vous sommes très reconnaissants d’avoir précisé l’origine de ce fragment de la partition. Il apporte une réelle contribution à la compréhension du rôle de la musique dans le Cubisme.
Premier ou second degré ?
J’avoue que je n’arrive pas à trancher…
Surtout venant de la part d’une spécialiste universitaire de l’art contemporain.